L’art intensément objectif de Marian Adreani

par Alejandro Jodorowsky

La matière connue, dont nous faisons partie, ainsi qu’une fourmilière de galaxies, je la conçois comme une pyramide qui commence par un magma infini («nigredo» pour les alchimistes), et qui, d’évolution en évolution, passe de l’état minéral à l’état végétal à l’état animal pour arriver au point culminant de ce processus miraculeux : le visage humain !

Ce que dans cet infime îlot rationnel, nous, nous appelons « conscience », c’est une ignorance extrême, ce sont d’épaisses ténèbres. Le peu de lumière dont nous disposons pour l’instant provient du visage de nos semblables, pas de leurs quatre extrémités ni de leur tronc, seulement de leur visage. Mais avant d’approfondir, je dois dire que nous n’avons pas un seul visage : au fil du temps, il change, en mieux ou en pire. Si c’est en pire, il devient de plus en plus visage. Si c’est en mieux, notre visage devient peu à peu un masque.

Ceux qui se sentent être et exister dans leur visage sont des animaux, des espèces d’insectes que je baptise « egoptères ». Ceux qui vivent en dessous ou au delà de leur visage sont des êtres qui ont développé leur âme. Dans l’Islam, les peintres représentent le prophète Mahomet avec un voile, il n’a pas de visage ou ne le montre pas. Le personnage le plus populaire de la culture mexicaine est un lutteur masqué, « Blue Demon ». Il n’a jamais enlevé son masque, il s’est marié avec, il est mort avec et on l’a enterré avec. Son fils, également masqué pour toujours, a uni son masque à celui du cadavre paternel en lui baisant le front… Quel est le visage de Jésus Christ ? Et celui de don Juan, le maître de l’écrivain Castañeda ? Et pourquoi ce dernier n’a t-il jamais voulu se laisser photographier, ni se montrer à la presse et à ses lecteurs ? Le secret du succès mystique, c’est se montrer sans visage.

Un des koan essentiels du bouddhisme zen est « Quel était ton visage avant que tu naisses ? ». Lorsque mon maître, le moine Ejo Takata, m’a soumis cette inquiétante énigme, je l’ai éludée en répondant : « Je ne sais pas, à ce moment là, je n’avais pas de miroir »… Pourtant, arrive un moment où l’on passe du visage à la tête de mort, qui est une barque osseuse qui nous mène à la vacuité… C’est ainsi : les visages humains sont les multiples masques de Dieu. L’énergie obscure, l’âme universelle, ne peut avoir un visage qui lui soit propre, mais elle a celui d’autrui, si on se détache du masque, îlot de peau et de chair où vit ce Robinson Crusoé qu’est l’ego. Chaque figure, quand celui qui la porte est un personnage, et non pas une personne, dit : « Moi je suis cela, seulement cela, et c’est à travers mes grimaces, mes rides, mes coiffures, ma barbe et ma moustache (ainsi que mes opérations de chirurgie esthétique) que vous me jugerez ». Ils habitent ces faux- semblants sans se rendre compte que ce sont des prisons.

L’âme du sage ne s’exprime pas par le visage, elle le traverse : elle n’a pas d’âge, ni de race, ni de nationalité, ni de définition sexuelle ou sociale. Ceux qui s’identifient à leur visage le perçoivent comme un cheval qui s’emballe : en avançant, il dénonce leurs limites culturelles, leurs vices, leur âge, leurs angoisses, leur ignorance. Chaque visage est semblable à un fleuve. On a beau essayer, à coup d’opérations, de crèmes, de botox, d’expressions fausses, de fards, d’arrêter son cours inexorable, peu à peu il se dessèche, se flétrit, se déforme. Quand on les photographie, on les fige. Enfin, le masque devient une évidence. En voyant ces photographies, les unes à côté des autres, comme une sorte de ruche inutile, on peut y creuser jusqu’à trouver, sous leurs illusions et leur pestilence, le Dieu intérieur. Il est là comme un Point Incommensurable contemplant son OEuvre à travers cette collection de paires d’yeux, des yeux qui ne savent regarder que ce que l’on appelle « l’extérieur », sans savoir se tourner vers les abîmes intimes, le royaume enchanté où demeure l’éternité. Mortels qui portent en eux l’éternité.
Ne le sachant pas, ils souffrent. Masques qui souffrent d’être ce qu’ils sont, de montrer leur échec, leur peur de disparaître, qui feignent d’être satisfaits, qui exhibent fièrement leur corruption, qui accusent, qui se fardent, qui se donnent un air du temps, qui désirent séduire… Des visages comme des rideaux de théâtre, des coquilles inconsistantes, des étendues où tout n’est que surface et où il n’y a pas de centre…

Mais derrière ce carnaval, l’énergie divine s’amuse. C’est un jeu ; c’est de l’art ; de l’art qui, même inconsciemment, est sacré ; parce que toute création humaine est sacrée ; oui, même les épées forgées pour les tueurs à gage appelés samouraïs sont sacrées.

J’appellerai « visage » – je me le permets – tout objet exposé dans un musée, que ce soit une photo, un tableau, une vidéo, une sculpture, un tapis… Ces objets, s’ils sont seulement des ornements construits pour triompher socialement, entrent alors dans la catégorie des masques non initiés. Mais si à travers eux perce la lumière de cette chose inconcevable que l’on appelle Dieu, grâce à l’art intensément objectif de Marian Adreani, ils méritent d’être considérés comme des visages saints, au service de la santé du monde.